Si la pandémie du coronavirus n’avait qu’une seule vertu, ce serait la renaissance du débat africain qu’elle provoque à l’heure actuelle. En effet, rarement les décideurs et intellectuels africains se sont autant exprimés par voie de tribunes, d’articles, d’appels divers et variés.
Dans la foison de contributions plus stimulantes les unes que les autres générée par la pandémie de Covid-19, la passe d’armes récente entre le ministre béninois de l’Économie et des Finances, Romuald Wadagni, et le ministre sénégalais des Finances et du Budget, Abdoulaye Daouda Diallo, autour de la question de l’annulation de la dette africaine, mérite d’être soulignée à plus d’un titre.
En effet, dans une tribune publiée le 23 avril, Romuald Wadagni a exprimé son hostilité au moratoire et a fortiori à l’annulation de la de-tte africaine, au motif du signal négatif que cette annulation enverrait aux marchés financiers, engendrant de facto une hausse de la prime de risque et donc des taux d’intérêts exigés par les créanciers pour acquérir les dettes africaines futures.
En réponse à cette prise de position, son homologue sénégalais des Finances a publié le 28 avril une tribune intitulée : « Annuler la dette des pays africains est vertueux et bien fondé », dans laquelle il fait explicitement référence à celle de son collègue du Bénin pour la contrer point par point.
Trois raisons justifient l’importance et le caractère singulier de ce combat à fleurets mouchetés :
Sur le plan politique, une guerre de succession pour le leadership ouest-africain francophone est ouverte, depuis l’annonce du prochain départ de la présidence ivoirienne d’Alassane Ouattarra, véritable mentor de la relation entre la France et l’Afrique de l’Ouest. En se posant comme le primus inter pares de la croisade pour l’annulation de la dette africaine, le président sénégalais Macky Sall prendrait un avantage décisif sur ses pairs.
La tribune du ministre béninois des Finances, qui n’a pu être publiée sans l’aval de son chef d’État, apparaît dès lors comme la contestation de ce leadership sénégalais en construction et la réponse du ministre sénégalais des finances, comme une « commande » présidentielle.
Sur le plan diplomatique, les tribunes des deux ministres s’inscrivent dans un contexte où le président en exercice de l’Union africaine, le Sud-africain Cyril Ramaphosa, vient de désigner quatre personnalités emblématiques d’une Afrique mondialisée pour négocier, au nom de l’Afrique, les moratoires et/ou annulations des dettes africaines.
La tête de file de ce quatuor, Tidjane Thiam, ancien ministre, assureur et banquier franco-ivoirien internationalement connu et reconnu, a d’ailleurs répondu au ministre béninois des Finances sur la chaîne de télévision francophone TV5, en des termes fort peu amènes : « personne n’oblige un État à accepter un moratoire ou une annulation de sa dette ». On a connu des technocrates plus respectueux des ministres et des chefs d’États en exercice…
De fait, l’apparition de « nouveaux acteurs » venus du monde de la finance internationale, mais sans responsabilité exécutive à l’heure actuelle, sort de leur torpeur les ministres africains, généralement peu diserts en matière de partage de leurs convictions théoriques et empiriques.
Ces contestations – celle « par le haut » de la compétence des ministres africains en exercice dans leur capacité à représenter le continent dans les enceintes internationales et celle des commissaires de l’Union africaine (après tout, ils sont payés pour cela) – créent un nouvel espace de jeux et d’enjeux autour du leadership sur la représentation africaine sur le plan international et vient compléter la contestation « par le bas » portée par les organisations de la société civile africaine.
Sur le plan économique, les deux ministres des Finances semblent opter pour deux niveaux distincts de l’analyse économique : le ministre béninois est clairement dans une logique microéconomique, plus précisément dans l’économie du risque, de l’incertain et dans la théorie des jeux répétés. Son raisonnement consiste à dire qu’une suspension ou une annulation de la dette africaine provoquerait dans le jeu répété qui a cours entre débiteurs et créanciers, une perte de confiance de ces derniers engendrant une dégradation de la réputation et de la crédibilité des premiers, dont le coût cumulé sur longue période sera plus élevé que le gain immédiat.
Ce résultat bien connu de la théorie dite des « incitations », produit de la nouvelle économie institutionnelle, plaide en faveur du marché qui serait le meilleur allocataire des ressources en dépit de son caractère d’optimum de « second rang ». Au contraire, le ministre sénégalais opte pour une approche d’emblée macroéconomique, plus étatiste, ciblée sur la nécessité d’obtenir des marges de manœuvres budgétaires additionnelles pour faire face à la pandémie du Covid-19. De ce point de vue, il élargit l’espace d’appréhension de la crédibilité du débiteur en mobilisant l’Etat sénégalais qui aurait « un profil d’émetteur souverain de référence ».
Dans la mesure où en théorie, l’État est le meilleur débiteur par excellence car doté d’une durée de vie infinie, le tour est joué. En s’inscrivant au fond dans la nouvelle macroéconomie keynésienne, il pourrait revendiquer l’incomplétude et l’imperfection des marchés financiers pour justifier sur le plan pratique un moratoire ou même une annulation de la dette africaine.
Pour finir, il convient de souligner l’absence dans les deux contributions ministérielles des causes structurelles des dettes africaines, notamment l’étroitesse de la base productive et l’absence d’une souveraineté monétaire pouvant permettre la monétisation de la dette à l’instar de la pratique actuelle de tous les pays riches et émergents de la planète.
En effet, pour sortir du cercle vicieux de la dette africaine, il faudrait augmenter et orienter le crédit public et privé (bancaire et non bancaire) vers l’investissement productif et la création de capacités additionnelles de production. De fait, la demande africaine pourrait être assurée pour l’essentiel par l’offre africaine de biens et services, avec à la clé une réduction des importations et donc du solde courant de la balance des paiements.
Le processus de production africaine permettrait, pour sa part, de créer de nouveaux emplois, d’engendrer des revenus additionnels et de payer des impôts supplémentaires indispensables à une résorption pérenne des déficits budgétaires récurrents et donc la réduction drastique des stocks de dette extérieure.
La reconquête par l’Afrique de ses instruments de souveraineté politique, diplomatique et économique est la condition permettant de ne plus apporter des réponses conjoncturelles à une question structurelle et de sortir par le haut du débat salutaire entre le Bénin et le Sénégal sur les dettes africaines.
Par Kako Nubukpo, Économiste, ancien ministre de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques du Togo et ancien directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’OIF
Source: JeuneAfrique.com