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Stephen Smith : «Ce fourrier de l’extrême droite que je ne suis pas»

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L’universitaire et ancien journaliste à «Libération» Stephen Smith rejette les critiques qui l’accusent de participer à la «lepénisation des esprits.» Et appelle à un débat sans manichéisme sur l’immigration.

Tribune. Peut-on prévoir l’arrivée d’un très grand nombre de migrants africains à l’horizon de 2050 – une «ruée vers l’Europe» – sans que l’extrême droite ne récupère l’effet d’annonce ? Clairement non. On peut seulement espérer que l’acceptation du débat par le reste de la société isole le camp du refus catégorique de l’Autre. Mais ce cordon sanitaire est rompu, et l’on se retrouve mis au ban pour complicité, quand on se voit reprocher, comme vient de le faire Pierre Jacquemot, chercheur associé à l’Iris, de «faire le lit» des adeptes de la théorie du «grand remplacement». A ma surprise, le goudron et les plumes sont aussi de retour au Collège de France où François Héran m’accuse d’avoir fourni aux «responsables politiques» un argumentaire pour «agiter le spectre du péril noir». Je le mets au défi de trouver dans mon livre, ou dans les propos que j’ai tenus depuis sa publication, une citation à l’appui de cette imputation.

Je regrette ce qui me semble une régression. La victoire d’Emmanuel Macron – j’entends par là : la victoire des deux tiers de l’électorat ayant refusé le refus de l’Autre – avait desserré le carcan autour du débat sur l’immigration. Sans être forcément accusé de promouvoir la «lepénisation des esprits», il devenait possible de dire à la fois que, oui, le migrant économique à la recherche de meilleures chances de vie était héroïque en affrontant les périls du voyage mais qu’il était aussi un défaitiste au départ, en désespérant de son pays, et un opportuniste à l’arrivée ; qu’il était contradictoire de respecter sa culture, sans vouloir l’obliger à s’assimiler, et de dénier au pays d’accueil sa propre culture, sous prétexte qu’on ne saurait la définir ; qu’un travail collectif était nécessaire, de part et d’autre, pour que l’immigré devienne un concitoyen égal en droits et obligations, et que ce travail était d’autant plus important que les différences au départ étaient grandes ; que les bénéfices économiques de l’immigration africaine n’existaient qu’à condition de laisser les employeurs privatiser les gains tirés de cette main-d’œuvre tout en socialisant les coûts de son intégration ; que l’Europe ne pouvait pas rester indifférente aux problèmes de l’Afrique voisine, mais qu’il n’était pas, a priori, dans son intérêt de faire venir un grand nombre d’Africains au moment où son marché du travail subissait l’impact de l’automatisation et de la robotisation ; qu’il n’y avait pas de trous démographiques à boucher, aussi du fait de la longévité accrue en Europe, et que les migrants africains n’étaient pas de la «chair à retraite» pour le Vieux continent mais le meilleur espoir de leurs pays d’origine.

Voilà, entre autres, ce dont il est question dans mon livre. Il a bénéficié du fait que la France, s’étant convaincue qu’elle n’était pas «un pays raciste», s’autorisait à regarder l’immigration en face, dans ses contradictions. On sortait du choix manichéen entre le Bien et le Mal pour débattre d’une politique à choisir. Ou, pour le dire avec les mots de Philippe Muray, on cessait enfin de s’inventer des «ploucs émissaires» – chacun le sien – qui étaient soit de belles âmes ayant perdu le sens des réalités, soit des pauvres d’esprit qui ne comprenaient pas tout le bien que leur faisait l’immigration. Or, cette avancée est menacée à l’approche des élections européennes, qui repolarisent l’opinion publique à outrance. Comme si cela pouvait avoir un sens d’être «pour» ou «contre» l’immigration, en bloc et partout, toutes choses inégales par ailleurs, au Royaume-Uni du Brexit avec 14% de migrants internationaux, de la même façon que dans la Hongrie ex-communiste avec 5%.

Je reste confiant qu’un débat sans diabolisation est possible. Partout en Europe, de nouveaux espaces s’ouvrent en repoussant la pression des extrêmes. Mon livre est paru ou va paraître en anglais, allemand, italien et espagnol (chez des éditeurs de gauche, s’il faut le préciser). Il a été très bien accueilli en France depuis sa parution en février, dans des médias de tous bords comme par les jurys du prix Brienne de la géopolitique, de la Revue des Deux Mondes et de l’Académie française. François Héran ne veut y voir que «des commentateurs, qui sont rarement allés plus loin que la couverture ou l’introduction». Encore une imputation à la place d’un argument…

Néanmoins, je reste évidemment redevable du contenu de mon livre et prêt à en débattre avec lui ou qui d’autre voudra me porter la contradiction. Ce sera d’autant plus utile qu’on aura remisé l’épouvantail créé de toutes pièces, ce fourrier de l’extrême droite que je ne suis pas.

Stephen Smith est l’auteur de : la Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route vers le Vieux Continent (Grasset).

LIBERATION

Par Stephen Smith, professeur d’études africaines à Duke, ancien journaliste à « Libération » — 




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